Je ne vois aucune raison objective à évoquer ce matin, le souvenir de Tamine, moine bouddhiste, chamane, gourou, et compagnon d’infortune, jeté tout comme moi, à la Pitié Salpétrière, il y a quelques mois, pour observation. Il y a peut-être de la vanité à passer sur une page privée de ma vie et de la sienne, mais où s’arrête ce qui peut, ou doit être dit sans fausse pudeur ou dépassement, communément admis chez les gens bien élevés ?
Bref, je sais parce que je le pressens que je dois ici et maintenant vous parler de cet homme sans âge, jeune, vieux ? Je ne sais plus. Mais quand s’impose à moi, une forme d’écrasement brûlant qui m’oblige à ne voir que ce qui est face à moi, c’est comme un grand feu que je sens crépiter entre mes côtes. Et à l’instant présent, cette chaleur ressentie n’ayant aucun rapport avec la température ambiante, j’en conclus que son souvenir est si intense, que Tamine n’est pas très loin, de ma mémoire, du moins…
Une nuit, l’infirmière de garde étant passée pour distribuer ses rations nocturnes de médicaments, Tamine attendit, je présume, que la porte se refermât pour lancer : « Tu es Juif, n’est-ce pas ? » Je ne voyais ni ne distinguai aucun visage. Seulement une voix. Je gardais le silence. « Tu as appris à le vouloir, ou tu le supportes ?»
Ces mots me firent l’effet d’une brûlure soudaine. Sous l’emprise de cette voix jaillie de la nuit, je lançais une incohérence, « Ni l’un, ni l’autre, euh… le bonheur est dans les prés. » voulant lui signifier par cette allusion surréaliste que je suis Juif, presque par hasard. Immédiatement, il répliqua : « les problèmes aussi, sont à portée de mains, tout est proche de nous, c’est l’orgueil qui nous éloigne de l’essentiel » « Comment sais-tu que je suis Juif ? » « Tu n’es pas Juif, pas tout à fait, tu veux l’être, mais tu ne crois pas le mériter. » Comment avait-il fait ? Comment a-t-il pu ? Quelque chose qui ressemblait à la peur me harcelait de toutes parts. Je fis un geste vers l’interrupteur, « Non, si tu allumes, le bonheur ne sera plus dans les prés et…tu ne seras jamais Juif ! » J’étais ailleurs à un point tel que je me promettais pour le lendemain de vérifier les effets secondaires des nouveaux médicaments.
Il poursuivit : « Cette hésitation au royaume, c’est la marque d’Israël, cette couronne, tu la tiens en mains, mets la sur ta tête, là est sa place, rares sont les Juifs qui osent dire qu’ils sont rois. » Je descendis vers le creux du lit, littéralement dévoré, déchiqueté par la panique. « J’ai appris, moi Tamine le moine aveugle à voir. C’était au Thibet. Mon âme, c’est mon regard. J’ai appris beaucoup de sciences mais c’est toi Israël qui portes la couronne. Ton âme aussi possède ce pouvoir mais sans couronne, jamais tu ne connaîtras les prés. C’est pour te le dire que je suis là !
Apprends, cultive l’art de te couronner, tu as ce talent. Tu devras rendre compte de l’usage que tu en auras fait. »
Et puis, je ne me souviens plus. Me suis-je endormi ou réveillé ? L’infirmière entra avec un verre de café et la prise de médicaments du matin. Je bondis et m’assis dans un mouvement désordonné en regardant le lit d’où mon interlocuteur me parlait. Il était en désordre et sans occupant. J’interrogeais l’infirmière, tout juste réveillée, elle aussi… « C’est lui qui a demandé d’occuper cette chambre. Vers cinq heures, il est venu au bureau des infirmières, a marmonné des paroles incompréhensibles : » « c’est un Juif sans couronne mais il a l’âme, les yeux de l’âme…des bêtises de ce genre. » L’interne lui a fait une piqûre et on l’a transféré. Il peut être dangereux.
Je n’ai plus jamais revu Tamine (l’ai-je vraiment vu ?)mais son souvenir m’impose parfois sa présence plus que son physique ne pourrait le faire. Quoiqu’il en soit, et, depuis cette nuit d’hiver à l’hôpital de la Pitié, c’est avec beaucoup d’efforts que, voyant, un élève qui m’était présenté, j’empêchais d’entendre en bruit de fond le crépitement d’un feu, ce feu de l’âme qui interpelé permet de voir la racine de l’être, ce feu, que d’aucuns appellent l’intuition, qui, s’il n’est pas mis au service du couronnement d’Israël, nous projette hors de nous-mêmes et nous fait dire que le « bonheur n’est pas, n’est plus dans les prés. »
Certains souvenirs sont plus vivants que des êtres de chair et de sang !
Tres beau texte Arnold.
Merci de ce cadeau intime.
Rachel Franco
Merci Rachel. Votre compliment me touche, bien au delà de ce que vous escomptez!
לך לך Lekh Lekha – Vas vers toi même!
il y a quelques jours, une polémique s’était faite à propos de l’entrée de la médecine chinoise à l’hôpital. Certains disaient qu’après tout, c’était beaucoup moins cher que notre système. Un médecin qui portait un nom juif (?) s’est exclamé que l’on ferait alors entrer les shamans à l’hôpital sous entendu le temple moderne de la raison. Nous savons que la science est toujours très proche de l’irrationnel, ne serait-ce que pour avancer dans les ténèbres. Chacun sait que Newton était surtout préoccupé par des théories plus que fumeuses. Je crois savoir que sa sa découverte
majeure n’était pour lui qu’un petit argument pour avancer dans ses délires (comme nous le pensons aujourd’hui).