Par Arnold Lagémi
A l’évidence, le comportement du Juif en 1942 n’avait pas les mêmes références prioritaires selon qu’il se trouvât à Varsovie ou dans la banlieue de San Francisco. L’ensemble des règles halakhiques (attitude conforme à l’idéal traditionnel) ne définit pas les priorités de manière impersonnelle mais en relation étroite avec le milieu ambiant. C’est ainsi qu’on imagine que, vivant en milieu ouvert, il faut pour préserver son identité, accentuer le rapprochement communautaire et vivre « entre nous ».
Un tel comportement obtiendra tout le contraire de l’effet escompté car, l’oubli de soi même s’opèrera plus facilement « entre Juifs » que dans la solitude face à un monde dont les structures sont aux antipodes de la conscience juive. Le confort psychologique est la corrosion de l’âme. Si l’on vit « entre soi » on ne se défend plus pour préserver, protéger. On aura une tendance profonde et illusoire à croire que la culture ambiante n’a pas prise sur nous puisqu’elle n’a pas de place réservée dans notre monde.
Dans ces conditions, la vigilance abandonnera le terrain aux chimères et exposera à tous les dangers. Pourquoi ? Parce que les conditions de vie aujourd’hui ne sont pas hermétiques au monde extérieur comme elles l’étaient dans le ghetto de Loszd au XIXème siècle ou au mellah de Meknès en 1920. La seule présence d’un récepteur TV, officiellement là pour les informations, fait le lit à toute la civilisation ambiante. Marcher dans les rues, voir les affiches publicitaires ou l’intérieur des vitrines, est plus pernicieux qu’une approche directe avec le monde, parce que notre esprit vit dans l’illusion « qu’on est entre nous ». Or on n’y est plus !
La seule façon d’être Juif dans la continuité, c’est pratiquer un Judaïsme d’exposition, je veux dire par là, un Judaïsme d’ouverture au monde, qui obligera chacun et chacune à la vigilance. Car sans le risque de se perdre, il y a assurance qu’on se perdra, puisqu’ on ne fera rien pour l’être et le rester. Et, n’entreprenant plus rien dans cette logique opérationnelle, par devers nous, le monde extérieur dont on se croyait protégé, prendra ses quartiers chez nous, sans même que le doute ne nous ait effleuré un instant sur cette perspective.
Pour rester Juif dans l’exil, il n’y a pas d’autre alternative qu’une solide formation juive alliée à une éducation du caractère renforcée par l’installation d’assises résistantes. Ainsi armé, le Juif maintiendra son identité, parce que, presque à chaque instant, il devra se défendre, d’abord contre lui-même. Mais s’il imagine que « le ghetto nouveau est arrivé », il y rencontrera un océan de désillusions, parce que ce ghetto a installé en son centre un véritable Cheval de Troie, en l’honneur, de la culture, dont précisément il prétend s’écarter.
C’est ainsi, qu’un Juif peut porter chapeau, barbe et papillotes et posséder une dimension intérieure plus proche du non-Juif qu’il ne l’imagine. Et être ainsi bien plus éloigné de l’univers hébraïque que peut l’être un Israélien qui n’observerait pas, mais parlerait hébreu. Parler une langue façonne l’esprit.
Oui, en exil, il y a une mitsva prioritaire : aller vers les autres pour rester soi même, à condition, bien entendu d’avoir une éducation qui aura pris en compte les dangers d’exposition.