Malraux, j’en savais plus sur le Ministre d’Etat que sur le Goncourt 1933. Ma rencontre avec ce titan fut un soleil. Ce qui se passa ce jour-là, le court échange avec André Malraux, relève de l’initiatique certes mais aussi de la chance. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que j’ai mesuré ma dette envers cet homme dont de Gaulle parlait en ces termes :
« A ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par-là, je suis couvert du terre-à-terre. L’idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m’affermir. Je sais que, dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m’aidera à dissiper les ombres. » Charles de Gaulle Mémoires d’espoir – Le Renouveau. Paris, Plon, 1970).
19 ans, prêt à mordre mais surtout à être mordu. Persuadé que la vocation des difficultés c’était de persuader l’homme que rien d’humain ne devait entraver sa volonté,
Nanti de ces vertus, je montai dans le train, prêt à payer le prix fort pour commander à la vie, ordonner au destin et, retrousser les manches ! Quatre jours plus tard je revins chez moi ébloui et certain de m’être frotté à l’illustre. Que s’était-il passé ?
Un exceptionnel concours de circonstances me faisait traîner dans le grand salon de la Préfecture, quand le Préfet invita les journalistes à sortir pour permettre à Malraux de se reposer avant son discours.
Après une vingtaine de minutes le vieux journaliste qui m’avait obligé à le suivre derrière la grande tenture relâcha son étreinte pour me dire : « Excuse-moi petit, t’es pas prêt d’en rencontrer un autre ! » Ce discours auquel je n’avais rien compris me fut obscur encore longtemps. Mais je savais que cet homme qui parlait avec ce style incantatoire de la République et, qu’en une autre circonstance s’adressait à la foule, par : « Citoyens, citoyennes, » était ce qu’on désigne par « grand homme ». J’étais donc dans ce grand salon, bien raide devant la fenêtre ; en face de moi sur un sofa, l’homme dont mes trois enfants peuvent redire sans support : « Ecoute Jeunesse de France ce qui fut pour nous le chant du malheur etc…)
J’ ai vite constaté l’ensemble et d’un pas très, trop assuré j’allais vers le sofa. Je commençais par dire une sottise :
« Mr le Ministre, on reproduira votre discours »
Malraux se leva, ma remarque stupide l’avait certainement contrarié. Il me tendit la main et avec un merveilleux sourire chuchota, « Bonne chance pour vous ! » Je retins sa main très légèrement suggérant une dextérité subitement difficile et, avant qu’il n’ait pu tirer conséquence de mon insolence, je lançai :
« Croyez-vous que le Judaïsme relève d’une civilisation religieuse ? »
Habitué à l’amitié des anges ma question ne tranchait pas. Son inflexion de voix n’était pas celle des interviews. Attentif à la mélodie qui escortait ce timbre incantatoire que seule la douceur empêchait d’être impérieuse, je n’accordais aucune réflexion à ce qu’il disait, ma mémoire se chargeant d’en faire provision.
Et André Malraux, l’homme qui fut prêt à lever une brigade de volontaires en 56 pour aider Israël, qui libéra Strasbourg à la tête de la Brigade Alsace Lorraine, qui fut dans l’intimité de Mao, dans celle de Picasso et de Chagall, qui fut le le seul à pouvoir visiter de Gaulle sans rendez-vous etc…etc.. me répondit à moi, pour moi et que pour moi, ces mots qui sentaient fort la noblesse et l’aristocratie de ceux qui, lassés de l’Olympe, descendent sur terre le temps d’une aventure.
« Certainement pas, la civilisation d’Israël intègre le « religieux », mais le religieux ne la définit pas à lui seul ». Brusquement, il parut songeur, m’entraîna vers la cheminée et, après avoir estimé la distance qui séparait la cheminée de la cohorte de journalistes qu’un cordon de gendarmes empêchait de nous rejoindre, André Malraux me lança sans s’arrêter : « Le Judaïsme n’est pas une religion, pas une philosophie. C’est tout ça et bien plus. Mais la seule question qui pèse est : « Pourquoi le peuple Juif échappe t-il à tous les calculs de probabilité, de prévisions ? ». Il se mit à rire et puis avant de disparaître : « Comment t’appelles-tu ? ».
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J’ai toujours cru qu’en me taisant je laissais vivre quelque chose de cette rencontre Et parce que aujourd’hui plus que jamais, elle peut aider Juifs et non Juifs, je le dis avec le sentiment étrange d’avoir éloigné de ma vie un souvenir grandiose mais le faisant partager, il me semble ne rien avoir perdu de sa splendeur et de sa vocation!